Rebecca - Daphné du Maurier (I).
Rebecca
Traduction : Denise Van Moppès.
Cela
faisait très précisément trente-six ans que je n'avais pas relu
"Rebecca." A la lumière de mes quarante ans bien dépassés, allais-je
lui trouver toujours autant de charme ?
La réponse est oui. L'aspect
romantique du livre, cette histoire de Cendrillon gothique, m'importe
désormais beaucoup moins mais comment ne pas s'incliner devant le sens
de la progression dramatique qui caractérise l'auteur et devant cette
construction quasi impeccable ? La charpente de ce roman, c'est du
béton armé. Et tout l'art de Daphné du Maurier - maîtrise qui a
peut-être joué un mauvais tour à sa réputation, l'étiquetant à tort
comme "romancière féminine" - est de le dissimuler jusqu'au bout à son
lecteur.
Pour ce faire, elle donne d'abord libre cours
à ce qu'il y a en elle de plus gothique, de plus attaché à ce riche
passé littéraire anglais où se confondent les noms de Byron, de Mary
Shelley, de Mathew Lewis, de Maturin et de tant d'autres. Tout,
dans "Rebecca" est sombre, tragique, orageux. Sous les beautés des
jardins anglais, dans les fureurs de la mer des Cornouailles, entre le
cliquetis distingué des tasses de thé et la grande théière d'argent, le
Mal est là. Non un Mal grossier et manichéen mais un Mal subtil et
terriblement ambivalent.
Maxime de Winter, le héros
dont tombe follement amoureuse une narratrice dont on ignorera toujours
le nom et le prénom, semble porter en lui une malédiction indicible. Sa jeune femme est traquée par un fantôme qui
ne se matérialise jamais autrement que par telle ou telle remarque - en
général jamais achevée - qui échappe à l'une ou à l'autre personne
ayant jadis connu "la première Mme de Winter." A Manderley, somptueux
domaine familial des de Winter, erre aussi une espèce de squelette ambulant,
cette Mrs Danvers "aux yeux creux qui lui donnaient une tête de mort",
ancienne gouvernante de la morte et qui, depuis le décès de celle-ci,
continue à régenter les domestiques et les affaires internes de la
maison. Et quand survient enfin le personnage du joyeux viveur que
symbolise Jack Favell, le cousin de Rebecca, on s'aperçoit qu'il est, dans le fond, aussi sinistre que tout le reste.
"Rebecca"
peut aussi se définir comme l'histoire d'une femme à qui sa jeunesse et
son inexpérience, sans oublier l'incapacité dans laquelle se trouvent
les êtres plus âgés qu'elle à faire face à leurs démons personnels, si
terribles qu'ils soient, font s'imaginer le contraire de ce que fut (et
ce qu'est) la réalité. Si le gothique était poussé jusqu'au bout, la
malheureuse en viendrait à se suicider - Mrs Danvers l'incite
d'ailleurs à se jeter par la fenêtre de la chambre de Rebecca - ou
alors, elle sombrerait dans la folie.
Peut-on dire pour autant que "Rebecca" nous donne une fin "morale" ?
Certes,
on l'apprend à la fin (et on sourit souvent devant les circonlocutions
un peu pompeuses dont se sert Du Maurier pour évoquer le lesbianisme de
Rebecca tout en lui laissant le masque d'une sexualité un peu trop
débridée, une espèce de nymphomanie aiguë), la "première Mrs de Winter"
était une garce de la plus belle eau. Quand les langues se délient,
tout le monde en convient plus ou moins. Il n'est pas jusqu'au
magistrat du coin, le colonel Jullyan, qui, bien qu'il n'ait aucun
doute quant à la culpabilité de Maxim, ne donne plus ou moins sa
bénédiction à ce dernier. Il n'en reste pas moins vrai que Maxim de Winter est un meurtrier et que sa seconde épouse, par amour, se fait complice de ce meurtre.
Ainsi peut-on penser que le
terrible incendie qui ravage sur la fin Manderley n'est pas là
uniquement pour consommer la haine que Mrs Danvers, ayant compris le
rôle joué par Maxim dans la mort de Rebecca, doit à tout prix
extérioriser. Dans la lignée de l'incendie qui ravage le
Thornton Hall de Mr Rochester dans "Jane Eyre" et tirant évidemment sa
puissance de l'imagerie traditionnelle des flammes infernales, l'incendie de Manderley est l'ultime salut que le Mal adresse aux héros de "Rebecca" - et bien entendu à son lecteur fasciné.
Et
la romancière a beau en rejeter une dernière fois le blâme sur Rebecca
- "Rebecca a gagné", dit en substance de Winter en pressentant la fin
qui guette son manoir bien-aimé - le lecteur referme ce roman superbe
et surprenant sans partager un seul instant cette conviction benoite et
bien-pensante.