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Lego ergo sum
2 mars 2007

Haut le Coeur - Takami Jun.



Traduction : Marc Mécréant

Ce roman, qui enthousiasma, paraît-il, Mishima et Kawabata, m'a beaucoup déçue. J'ai même failli l'abandonner à sa moitié, c'est tout dire. Mais je me suis reprise et je l'ai achevé hier au soir.

En dépit de tous mes efforts, je ne suis pas parvenue à éprouver ne fût-ce qu'une ombre de sympathie ou, à défaut, d'admiration, pour son narrateur, Kashiba Shirô. Un personnage du livre lui dit, sur la fin, qu'il n'est ni un brave type, ni une canaille et qu'il est seulement un anarchiste, et le manque absolu d'empathie qui a été le mien à la lecture de ses aventures dans le Japon des années 1925/1936 vient peut-être de là, je l'avoue.

Chez Kashiba, il n'y a qu'une seule flamme : détruire, détruire, et encore détruire. Certes, il évoque de temps à autre - et de façon très vague - la reconstruction qui suivra mais ... on n'y croit pas une minute.

Kashiba semble avoir eu un rapport au Père assez ambigu et sa haine de l'autorité trouve vraisemblablement sa source là-dedans. Mais il n'y a en lui - en tous cas, telle est mon impression - nul panache, nulle noblesse. On sent bien la jouissance qui est sienne lorsqu'il traîne avec de petites frappes plus ou moins obtuses et lorsqu'il se place dans des situations impossibles. Pendant près de 750 pages, il ne songe qu'à tuer : un malheureux chien errant, tel ou tel homme politique ou militaire, un parfait inconnu même, rien que pour prouver qu'il est capable du passage à l'acte ...

En outre, le déséquilibre est flagrant entre le ton littéraire, très soigné, que l'auteur choisit pour nous dépeindre la situation historique à cette époque - période de très grande agitation au Japon - et le recours systématique, dans les dialogues, à l'argot. Peut-être la chose passe-t-elle mieux en japonais mais, en français - et malgré le soin apporté par Marc Mécréant à sa traduction - cela gêne terriblement.

Et puis, si l'intrigue est complexe, ce qui peut être un avantage, elle perd tout intérêt dès lors qu'elle est présentée de façon extrêmement brouillonne. (Un index des noms japonais serait sans doute le bienvenu à la fin du volume.) Or, Takami Jun ne donne nullement l'impression de maîtriser son histoire mais d'en placer les morceaux, un peu au petit bonheur, de façon très maladroite et presque grossière, par-ci, par-là.

En gros, "Haut le Coeur" - dont Mishima soulignait avec raison l'ambiguïté du titre - conte l'itinéraire sentimental et idéologique d'un jeune anarchiste dans le Japon des années 20/30. Fils d'un fondeur, il s'est laissé gagner, au lycée, par les théories d'Osugi Sakae* :

Citation:
[...] ... Au cours de ma quatrième année de lycée me tombèrent entre les mains les livres d’ Ōsugi Sakae. L’homme passait pour terrifiant ; ses ouvrages aussi : c’est cette réputation même qui me séduisit et m’amena à le lire. Prétendre carrément que je n’éprouvai pas une sorte d’effroi serait mentir ; mais ce qui compte, c’est le choc , l’émotion dont je fus bouleversé devant une si évidente et terrible vérité. ... [...]

Pour lui, la société est pourrie et il faut la dynamiter. Pour ce faire, comme beaucoup de ses amis anarchistes, il ira jusqu'à s'allier aux militaires - on constate une fois de plus combien les extrêmes peuvent se rapprocher. Le tout sur fond de magouilles en Mandchourie (son meilleur ami, Sunama, devient un caïd de l'opium) et de trafics divers aussi bien en Corée qu'au Japon. Par la force des choses, le lecteur est entraîné, à la suite de son "héros", dans le monde de la pègre et de la prostitution. Mais, là non plus, on ne croise cette lueur crépusculaire qui, chez les grands écrivains, fait toute la beauté de ces univers.

Et c'est bien dommage car, si on a le courage d'aller jusqu'à la fin de "Haut le coeur", on voit bien que ce roman présente quand même beaucoup d'intérêt - notamment historique. C'est le traitement qui pèche - et de façon irrémédiable. A moins que, en apprenant le japonais ...


* : pour en savoir plus sur l'anarchisme au Japon, voir ici.

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Commentaires
W
Je ne dirais pas que Shiro est anarchiste.Déjà, les anarchistes, bien qu'orientés vers l'action individuelle, sont souvent en réunions, en groupes, en cellules. Ces dernières n'ont pas l'importance que lui accordent par exemple les communistes, mais elles sont bel et bien présentes dans les mouvements anarchistes, qu'ils soient russes ou espagnols pour n'en reprendre que deux exemples.<br /> Je crois, comme le suggère très pertinement Caim, que dans sa recherche de destruction, Shiro s'éloigne de l'anarchisme militant pour entrer dans un nihilisme qui ne se centre que sur la volonté de destruction et de meurtre.<br /> Très vite, Shiro cotoie des personnages et fréquente des gens qu'un anarchiste ne pourrait supporter. Que ce soient les militaires nationalistes ou les profiteurs de guerre (sur la fin du roman), un anarchiste rentrerait si vite en désaccord avec de tels personnages que des actions communes ne seraient que difficilement envisageables. Or, Shiro ne fréquente plus que ce monde là et jamais, ou presque, un compagnon de lutte.<br /> De plus, les mouvements anarchistes, contrairement aux idées classiques qu'on leur appose, n'oeuvrent pas que dans des visées de destruction, ils font des attentats, commettent des actes sanglants pour forcer l'état à révéler son vrai visage de répression. Et ensuite ils entendent mobiliser le peuple pour renverser le gouvernement et ensuite s'organiser dans le cadre de collectifs auto-gestionnaires etc.. etc... Or, jamais Shiro n'évoque ces idéaux, ces buts (aussi irréalisables soient-ils, ils ont conduit bon nombre d'anarchistes dans la lutte armée).<br /> Bref, je crois que très vite, c'est un nihilisme puissant, destructeur et auto-destructeur qui anime le personnage principal.<br /> <br /> <br /> A présent que j'ai fini ce roman, je dois dire que je l'ai apprécié, même si je lui ai trouvé quelques longueurs. J'ai particulièrement apprecié la retraite en Hokkaïdo et l'hésitation entre mener une vie ordinaire et heureuse ou se consacrer à la destruction.
M
Bien au contraire, Caim, je te remercie. Car pour les théories anarchistes sont rarement explicitées pour le profane.<br /> <br /> D'après, ce que tu viens de nous dire, je constate que ce qui me choque en fait dans le personnage - son absence de panache - vient du fait qu'il renonce peu à peu à la pureté de ses actes. Je n'y avais pas songé : il est difficile d'être objectif avec un roman pareil lorsqu'on n'en connaît vraiment pas bien le fond historique - qui, de l'avis de tous, apparemment, est très complexe à cette époque-là au Japon sans oublier cette différence de pensée Occident/Orient qui ne doit pas arranger les choses.<br /> <br /> Merci encore pour tes commentaires et n'hésite pas à revenir !<br /> <br /> Cordialement :<br /> <br /> MDV ;o)
C
Shiro est véritablement un anarchiste, tant par ses pensées que par ses actes... Enfin, selon moi...<br /> Le doute, la lecture laisse effectivement planer un doute sur son attachement, provient de ce qu'il se pose des questions sur la signification de ses actes et sur le comment agir en anarchistes.<br /> Le fait est qu'il est le seul a agir en tant que tel: sunama et tous les autres partis se goinfrer en Chine en sont la preuve.<br /> <br /> Le personnage de Shiro est ambigu au sens où il est le seul a vouloir maintenir une certaine pureté ideologique dans les faits (la seule pensée anarchiste ne suffit pas, seule l'action peut etre anarchiste).<br /> <br /> J'aurai encore envie de rapprocher Shiro des personnages de Mishima (Kiyoaki & Isao surtout dans la Mer de la fertilité puisque c'est a peu de choses pres la même époque). La encore il y a une question de pureté des actes (et de la pensée) dans un monde qui rejette cette pureté (tout comme le japon de shiro le rejette).<br /> <br /> Shiro est un anarchiste intelligent... la question est de savoir si au cours de son périple, il ne perd pas ses idéaux sociaux pour virer au nihilisme. Et si on ne trouve nul panache ou nulle noblesse dans son personnage, c'est bien parceque sa fonction (destructeur anonyme) passe avant tout (profit, famille, histoire, amis).<br /> <br /> Comme je le vois, Shiro connait sa médiocrité (affaires ratées, mise à l'écart, echec de la révolution...) et tentera tout au long du récit de s'en extirper pur y retomber vraiment brutalement et reflechir sur ses echecs (de la ce que j'appelais ses errements ideologiques). Mais oui, c'est un anarchistes .<br /> Désolé d'avoir fait un peu long.
M
Je vous remercie tous les deux. <br /> <br /> A Caim, je dirai que, certainement, si l'on a de la sympathie pour la cause anarchiste, on va trouver ce roman très intéressant, voire passionnant même si, d'après ce que j'ai pu comprendre à droite et à gauche, l'anarchisme japonais est quand même très spécial - je veux dire, par rapport à notre version occidentale de la chose. Au reste, je suis encore persuadée que, si la construction avait été toute autre sur le plan littéraire, je me serais plus attachée au personnage, anarchiste ou pas. <br /> <br /> A Wyatt : je me demande si ce rapprochement antinomique justement n'était pas possible qu'au Japon. Il est certain que les anarchistes espagnols n'auraient jamais pu pactiser avec les franquistes pour reprendre ou partager un pouvoir quelconque (la question religieuse aurait joué je pense à mort dans cette question). Pour la Commune, chez nous, il y avait la guerre franco-prussienne et cette humiliation énorme que fut le traité de Versailles proclamant d'ailleurs l'Empire allemand. Après avoir lu le livre de Takami Jun, je me demande si l'on peut parler d'anarchisme international - comme je l'ai toujours entendu : il semblerait que l'anarchisme revête plus de "couleur locale", si j'ose dire, que, par exemple, le communisme. Il serait intéressant de savoir pourquoi. <br /> <br /> Et puis, autre question : pour vous, Shiro est-il un vrai anarchiste ? Parce que, en ce qui me concerne, j'ai des doutes.<br /> <br /> Cordialement :<br /> <br /> MDV ;o)
W
Petite précision à propos de votre critique (par ailleurs super intéressante):<br /> Je ne crois pas que l'on puisse dire que les extrêmes se rejoignent en parlant d'anarchisme avec comme seul argumentaire l'évocation sommaire d'un destin d'un personnage fictif se réclamant de ce courant qui se rapprocherait des militaires nationalistes...<br /> En effet, le héros, anarchiste, se rapproche des militaires. Oui et alors ?<br /> Il reste des vétérans anarchistes de la Guerre Civile Espagnole. Peu, mais quelques-uns sont encore en vie. Allez leur parler de rapprochement avec des militaires nationalistes, on verra comment vous serez reçu(e).<br /> On peut aussi évoquer, mais là, ils seront morts, les hommes de Makhno, les Anarchistes de Kronstadt, la Commune de 1870. Là, encore, si les anarchistes ont lutté, ils n'ont pas pour autant pactisé avec les forces réactionnaires de l'autre bord politique. Cela ne veut pas dire que cela n'arrive pas. Et vous trouvez, j'en conviens des exemples contraires. Mais je crois que généraliser n'est pas réellement pertinent.<br /> <br /> Sinon, à part ça, merci de cet avis. Je suis actuellement en plein dans ce roman. Et si je ne suis pas encore aussi mitigé que vous, je suis content d'avoir pu en lire une critique détaillée aussi ciselée.<br /> Bonnes lectures pour vos prochains livres...
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