Les Cercueil de Zinc - Svetlana Alexievitch. (II)
"Les Cercueils de Zinc" est un livre
navrant parce que le lecteur, s'il veut rester impartial, ne peut
s'empêcher de ressentir de la pitié pour tous les acteurs sans
exception (hormis les dirigeants, bien entendu) de la guerre
russo-afghane.
Certes, sont privilégiés ici les
témoignages russes mais, à travers ces paroles d'hommes et de femmes,
apparaissent aussi les silhouettes afghanes : guerriers morts au combat
dans l'espérance d'aller au paradis (!!) mais qui, après tout,
défendaient la terre sur laquelle ils étaient nés, mais aussi femmes
que leurs propres pères et frères lapident parce que, conformément à la
tradition du pays qui interdit à tout Afghan de refuser l'entrée de sa
maison à un invité, quel qu'il soit, elles avaient offert à manger aux
soldats soviétiques de passage. A manger, c'est tout - et seulement
parce que les arrivants étaient entrés de force.
Il y a aussi cette petite Afghane à qui on coupe la main parce qu'elle a accepté un bonbon de la part d'un soldat soviétique ...
Il faut dire que les Talibans feront plus tard pire encore ...
Alexiévitch
laisse les voix recueillies dépeindre ces jeunes Soviétiques qui
croyaient sincèrement, au début du conflit, apporter le confort et le
bien-être à un peuple et qui, très vite, avec une horreur croissante,
se trouvent en présence d'un peuple qui ne voit en eux que des
envahisseurs et qui se refuse à accepter les terres libérées parce que
ces terres "appartiennent à Allah."
Avec les combats,
s'installe l'horreur absolue : les mines artisanales posées par
l'ennemi, les soldats capturés et qu'on retrouve avec les bras, les
jambes et le sexe coupés, les représailles, bien entendu, souvent sur
des faibles, la Mort et la souffrance partout et pour tous.
Dans
l'armée, les "bleus" doivent en outre subir de violentes brimades.
L'Etat soviétique est loin et se désintéresse complètement de ses
soldats. C'est miracle si la solde - très faible vu les dangers
encourus - est payée. Les uniformes s'usent vite dans les sables de
l'Afghanistan et ne sont pas remplacés. Pour les malades et les
blessés, les couvertures et les médicaments sont bien là mais les
premières sont minces et les seconds datent parfois de plus de vingt
ans.
Mais le pire, ce sont les permissions, quand le
soldat, l'infirmière, le médecin, "l'Afghan" puisque c'est ainsi que
les Russes ont fini par les surnommer, revient chez lui et qu'il
s'aperçoit du mépris qui l'entoure. Au mieux, on le traite
comme un imbécile qui s'est fait avoir par l'Etat, au pire, il est un
assassin, une bête dressée à tuer d'innocentes victimes (les victimes
sont toujours des anges
) Pour les femmes, la variante consiste à les traiter de putains. Et
même les mutilés à vie, ceux-là n'ont eu, bien sûr, que ce qu'ils
méritaient ...
En un choeur parfait et d'une douloureuse beauté, ces centaines de voix dénoncent l'incroyable
incurie du pouvoir soviétique qui fournit de la chair à canon sans
penser un seul instant que cette chair a une âme, une sensibilité. Son
incroyable cruauté aussi et une mère a ce mot devant un
fonctionnaire implacable : "Même au temps des tsars, on n'enlevait pas
à une veuve son fils unique !" Tous dénoncent aussi l'indifférence de
ceux qui n'ont pas eu à se compromettre dans ce conflit. Et tous n'en peuvent plus du regard de l'Autre - celui qui est resté, celui qui n'a pas connu l'Enfer - sur eux.
Patriotes
ou assassins ? Mais comment ne pas tuer quand on crève de peur ? Peur
de sauter sur une mine, peur de recevoir une fusillade à bout portant,
peur de l'ennemi qui est chez lui dans les montagnes ? Comment ne pas
tuer puisque, en face, ils tuent ? Raisonnement d'ailleurs valable pour
les deux camps en présence ...
Un livre pénible,
dérangeant et poignant, dont on comprend que les autorités russes ne
l'aient pas du tout apprécié. Et à l'arrière-plan une
réflexion sur l'incroyable gâchis que les dirigeants soviétiques et
américains, avec l'appui des islamistes, ont contribué à faire de cette
région du monde.