Middlesex - Jeffrey Eugenides.
Middlesex
Traduction : Marc Cholodenko
Ce livre, je l'ai réellement commencé dimanche et je l'avais terminé hier au soir. Parce que, à partir du
moment où je me suis lancée dans l'intrigue, je n'ai pas pu
lâcher le morceau : dès que je le pouvais, je reprenais mon livre ! "Middlesex" est un bon, un très bon roman.
Mais
au juste, qu'est-ce qu'un bon roman ? C'est d'abord une histoire qui
sort de l'ordinaire et qui, cependant, tient la route, essentiellement
grâce aux qualités déployées pour la raconter par son auteur. Des
qualités tels que le sérieux, le travail, l'amour du lecteur aussi ...
Il semblerait que la recette ne soit plus appliquée en France depuis
que certains, parmi nos plus illustres "intellos" qui se piquent
d'écrire, l'aient déclarée ringarde, passée de mode, poubellisable à
merci ... Et pourtant, ça marche toujours aussi bien : Jeffrey
Eugenides n'est que l'un des nombreux auteurs américains qui sont là,
Dieu merci, pour nous le rappeler.
"Middlesex" pourrait se résumer comme l'histoire d'un gène récessif, à l'origine de ce que l'on nomme l'hermaphrodisme.
Sommeillant au départ dans le code génétique des enfants Stephanidès,
il aurait pu demeurer encore longtemps inactif si, par un étrange
caprice de ce Destin que révéraient tant les Anciens Grecs, Eleuthéryos
n'avait conçu un amour aussi sincère qu'incestueux pour sa soeur,
Desdemona. Passion dangereuse, passion hors-nature qui, si les
événements historiques eux aussi avaient été tout autres, n'aurait
jamais pu culminer. Mais au moment où elle se déclare, les Turcs
envahissent la Grèce et les deux Stéphanidès s'enfuient vers Smyrne où
va se sceller leur destinée.
Nous sommes le 13 septembre
1922. Devant l'avance des troupes de Mustafa Kemal, les chrétiens
smyrniotes se réfugient sur les quais du port. Bientôt, ils y seront
cernés entre deux choix qui n'en sont pas : où plonger et se noyer, ou
brûler vifs sous les torches des soldats turcs. Les diverses ambassades
étrangères ne bronchent pas ou plutôt détournent le regard. Quand
la France évacuera ses ressortissants, Eleuthéryos, qui connaît un peu
de français, parviendra cependant à obtenir un visa pour lui-même et sa
soeur.
Or, Desdémona a solennellement promis à son frère que, s'il parvenait à les sauver, elle accepterait de l'épouser ...
De
cette union contre nature, célébrée sur le bateau qui les emmène vers
les Etats-Unis, naissent un garçon, Milton, et une fille, Zoé, tous
deux en parfaite santé. L'heure n'est pas encore celle du fameux gène.
Mais lorsque Milton épouse sa cousine, Tessie, elle-même fille d'une
cousine de Desdémona et d'Eleuthéryos, la situation est fin prête. Le
gène n'a plus qu'à attendre la naissance de leurs enfants en se posant
la question suivante : lequel d'entre eux va-t-il choisir ? ...
C'est en tous cas cet élu (si on peut dire) qu'Eugénides, lui, a choisi comme narrateur de son roman. Avec
tendresse, ironie, émerveillement aussi, il nous raconte cette histoire
incroyable, qui est non seulement la sienne propre mais aussi celle de
toute sa famille et qui a pour toile de fond l'Histoire de deux pays :
la Grèce et les Etats-Unis. Tranquillement, sereinement, Callie/Cal
promène le lecteur conquis et avide des collines de l'Asie Mineure aux
banlieues cossues de Detroit, des années vingt balbutiantes à
l'effondrement de l'idéal hippy. Avec cela, pas une trace de
vulgarité et un respect, un amour profonds pour la Différence, quelle
qu'elle soit. Beaucoup de questions aussi sur le Destin et le Hasard.
Un
roman exceptionnel qui parlera peut-être plus aux Européens parce que
son auteur, né américain certes mais d'origine incontestablement
grecque, a trouvé le moyen d'y ressusciter, en les modernisant,
quelques uns des grands thèmes de l'imaginaire de ses ancêtres -
imaginaire sur lequel s'est en partie édifiée notre culture.
N'en
doutons pas : eût-il vécu au temps d'Homère que Jeffrey Eugenides
n'aurait eu aucune peine à se voir reconnu comme un aède aimé des
dieux. Cet été, sur la plage ou ailleurs, ouvrez "Middlesex" et prêtez
donc l'oreille à son chant.