Tendre est la nuit - Francis Scott Fitzgerald.
Tender is the night
Traduction : Jacques Tournier
Tout
artiste est considéré comme abritant une personnalité cachée qui ne se
met aux commandes de son être que lorsqu'il se décide à écrire, peindre
ou composer. Rarement phénomène aura été mieux illustré que par Scott
Fitzgerald rédigeant "Tendre est la Nuit."
Comme le
soulignait Morgane la Fée sur Nota Bene, Fitzgerald s'est fortement
inspiré de la maladie de son épouse pour créer le personnage de Nicole
Diver. Lui-même a donné beaucoup à celui de Dick Diver. Le tout
représente l'une des meilleures peintures de la schizophrénie. Pas
seulement la schizophrénie - j'allais écrire "classique" - dont souffre
la jeune femme mais aussi la schizophrénie fondamentale qui caractérise
l'écrivain.
C'est d'abord la culpabilité
profonde de Fitzgerald qui éclate aux quatre coins de "Tendre est la
Nuit." Privilège du romancier, il tente de la nier en refaçonnant la
réalité qu'il a fortement contribué à créer.
Dans cette réalité, on le sait, Zelda ne s'en est jamais sortie.
Même si, les trois-quarts du temps, elle pouvait mener une vie
"normale" auprès de sa mère, qui l'avait prise en charge, il lui
fallait retourner périodiquement dans une clinique où elle finit par
mourir dans un incendie, en 1948.
Or, dans le roman, Fitzgerald guérit Nicole, laquelle divorce et abandonne son mari à un alcoolisme quasi-pathologique. En d'autres termes, la victime, ce n'est plus Zelda : c'est Scott.
Nicole
est représentée comme une femme fortement égocentrique (ce qu'était Zelda mais
l'était-elle moins que Scott lui-même, il y aurait beaucoup à dire
là-dessus), possessive et qui, par sa folie, favorise l'éthylisme de
son mari. Dick sacrifie pratiquement tout pour elle, devient son
esclave et pour ainsi dire son médecin. Telle une lamie, elle le
vampirise et, ayant récupéré toute son énergie et sa santé mentale, le
quitte donc après avoir pris un amant. Mais là où le discours
fitzgeraldien se teinte d'une très forte ambiguïté, c'est lorsque le
lecteur réalise que, de toutes façons, par ses crises d'alcoolisme,
Diver contraint peu à peu sa femme, si elle veut se protéger, à le laisser tomber.
Voilà
pourquoi il est difficile de ne pas sortir de ce livre sans vouloir
connaître exactement ce qui est arrivé à Scott et Zelda Fitgerald. Et
voilà aussi ce qui l'amène à prendre conscience d'une évidence :
"Tendre est la Nuit" ne se contente pas d'évoquer la schizophrénie, c'est un roman schizophrène.
Pour
atteindre à un tel degré, plus ou moins bien maîtrisé, de culpabilité,
il fallait que, en Fitzgerald, l'époux et l'amant ne se sentissent pas
la conscience tranquille. Le miracle, amer et pourtant unique,
de "Tendre est la Nuit", c'est que le romancier, dans son acte
d'écriture, est parvenu à rédiger, en filigrane de son auto-apitoiement
et de son auto-justification, une analyse aussi intègre de la
situation. Les deux discours se contredisent, bien évidemment et c'est
en cela qu'on peut voir en ce roman la matérialisation parfaite de la
schizophrénie qui caractérise l'acte de création littéraire.
Véritable
pavé jeté par la personnalité qui écrivait dans la mare de son double
alcoolique et faible, "Tendre est la Nuit" retranscrit, en un style
brillant et aiguisé, tout ce que le premier voyait dans le second de
négatif et de lâche. Fitzgerald s'apitoie sur lui-même et se présente
comme "la" victime et pourtant, sans relâche, le lecteur l'entend qui
raconte une toute autre histoire, bien différente ... Fitzgerald s'en
est-il rendu compte en remettant son manuscrit ? Qui pourrait le dire,
aujourd'hui ? ...
Un conseil : après "Tendre est la
Nuit" et plus encore si vous vous intéressez au phénomène de la
création littéraire, passez directement à une biographie de Scott et de
Zelda Fitzgerald. C'est fascinant.