J'étais Dora Suarez - Robin Cook (Derek Raymond).
Le
sous-titre de "J'étais Dora Suarez" est "Un roman en deuil." De fait,
c'est un roman épouvantable qui distille à chaque page la tristesse et
le désespoir.
Certes, ce n'est pas le premier roman,
noir ou pas, qui fonde son intrigue sur les abîmes que peut atteindre
l'instinct sexuel lorsqu'il ne trouve pas à se satisfaire. Ce n'est pas
non plus la première fois que le lecteur se trouve confronté à un
personnage de flic franc-tireur, qui hait sa hiérarchie mais que
celle-ci garde sous le coude parce qu'elle a besoin de lui pour
certains "coups durs."
Mais en parallèle, c'est un roman
noir complètement fantasmatique puisqu'on peut l'interpréter comme un
cauchemar poisseux de sang et de sperme, mais un cauchemar qui ne
pouvait naître que dans un cerveau masculin. Ecrit à la première
personne - ce qui, selon Maurice-Edgar Endrèbe, n'est pas toujours la
solution idéale pour éviter toutes les invraisemblances - le livre
conte en principe l'enquête menée par un officier de police britannique
qui, question caractère, mêle celui de Rick Hunter à celui d'un
Hiéronymus Bosch - une sorte de "Dirty Harry" en fait. Il traîne après
lui un passé familial assez lourd puisque sa femme, prise de folie, a
assassiné jadis leur petite fille de 8 ans.
Profileur
avant la mode, notre sergent se place alternativement dans la peau du
Tueur et dans la peau de l'une des victimes, Dora Suarez, chanteuse en
boîte de nuit et prostituée occasionnelle. (Comme il a découvert
l'espèce de journal intime de Dora, il en livre au lecteur de larges
extraits qui révèlent d'ailleurs une femme beaucoup plus fine et
beaucoup plus instruite que la prostituée traditionnelle.)
Le
flic tombe amoureux de sa victime - ce qui, là non plus, n'est pas très
nouveau. Et son désir de mettre le grappin sur l'assassin devient
obsessionnel.
Bien entendu, il finira par l'abattre dans une sorte de "duel" - là encore eastwoodien. Mais
l'une des choses les plus dérangeantes dans ce livre, c'est que le
lecteur aura hésité pendant toute sa durée entre l'horreur légitime que
lui inspire le meurtrier et une pitié qui fulgure çà et là avec une
confondante intensité. Car l'"entraînement" auquel se soumet le Tueur
après chaque crime a quelque chose de dantesque - et ne pourra que
faire grincer des dents masculines.
Dans cet univers de
rackett, de drogue et de prostitution, ce sont les hommes qui mènent le
jeu. Pour s'enrichir encore et encore ou alors pour assouvir leurs
besoins sexuels envers et contre tout, ils ne reculent devant rien. Et
Cook dépeint là-dedans une Dora Suarez qui symbolise toutes les femmes
obligées de subir ces violences. C'est dans le portrait qu'il nous
brosse du milieu interlope fréquenté par Dora qu'il est le plus juste :
si répugnantes que soient de telles pratiques, elles existent et n'ont
qu'une fin : le profit, la jouissance à tous prix.
Sous
l'ossature du roman noir, Cook tente de placer l'une de ces critiques
sociales qui lui étaient chères. On peut juger différemment du résultat
obtenu mais je ne crois pas que la générosité de l'auteur puisse être
mise en doute. Tout comme il sait, en posant son point final, qu'une
société qui n'exploitera plus les faibles (à commencer par les femmes)
relève de l'utopie pure et simple. Ce qui le désespère, et son lecteur
avec.
A tort ou à raison, je crois qu'un homme et une
femme ne peuvent qu'avoir des visions différentes de ce roman. La femme
sera peut-être choquée et souffrira pour Dora mais elle ne sera guère
étonnée - à moins qu'elle ne soit très, très naïve. L'homme au
contraire sera choqué non par le sort imposé à Dora mais par le fait
que ce sort est l'accomplissement logique de l'instinct de puissance
masculine poussé jusqu'à son paroxysme. Que ce soit un homme qui
raconte l'histoire et qu'il prête sa voix aussi bien au Tueur qu'à sa
victime ajoute encore à l'effet de déstabilisation recherché par
l'auteur.
Je suppose que Cook a dû avoir beaucoup de mal à aller jusqu'au bout. Sa dédicace le laisse d'ailleurs entendre.