Le Cap des Tempêtes - Nina Berberova.
Pour
une première lecture d'un auteur que je ne connaissais que de nom, j'ai
été favorablement impressionnée. Berberova avait une capacité de
réflexion digne des plus grands. J'ai relevé beucoup de passages qui
m'ont plu à un point tel que je compte en mettre quelques uns dans le
"Dictionnaire ..."
Tout commence lors de la guerre
civile qui oppose les Russes blancs aux bolcheviques. Ces derniers
entrent par force chez la mère de Dacha, qui s'est séparée du père de
l'enfant pour vivre pleinement sa passion avec Alexis Boïko. La petite
parvient justement à s'enfuir chez Boïko, leur voisin et, quand ils
reviennent sur les lieux - entretemps, les troupes blanches ont repris
la ville - ils tombent sur le cadavre violé et mutilé de la pauvre
femme.
Tiaguine, le père de la fillette, se charge alors
d'elle. Mais comme lui-même se bat avec les Blancs, il est obligé de
quitter la Russie pour s'installer à Paris avec toute sa famille. A la
suite d'un concours de circonstances un peu compliqué à expliquer en
détails, il laisse en garde à Boiko Elisabeth, Zaï, la fille qu'il a
eue d'une liaison avec Lise Dumontel, une actrice française en tournée
à Moscou.
Au début des années vingt, Boïko se rend compte qu'il
risque de se faire arrêter - on arrêtait tant de gens, à cette époque,
dans la Russie soviétique toute neuve ... - et de laisser l'enfant sans
ressources. Il décide donc de l'envoyer à son père, à Paris. Et, après
un long voyage, Zaï débarque dans la capitale française où elle
retrouve ses deux demi-soeurs, Dacha, que le lecteur connaît déjà et
Sonia, la fille que Tiaguine a eue de sa dernière épouse, Lioubov
Ivanovna.
L'essentiel du roman rend compte de leur
jeunesse à toutes trois, dans cet "entre-deux-guerres" où l'insouciance
cède peu à peu le pas à l'angoisse devant la montée des régimes
totalitaires. (Le livre se clôt à l'annonce de la signature du pacte
germano-soviétique entre Hitler et Staline.)
Dacha, l'aînée, est
une rêveuse qui a soif d'harmonie. Elle finira par faire un beau
mariage - son second d'ailleurs - et par aller vivre dans l'Algérie
coloniale. Elisabeth, la plus artiste, compose des poèmes, se lance
dans le théâtre-amateur, puis se prend d'une telle passion pour la
lecture qu'elle nous apparaît, plus que ses soeurs, comme un double de
l'auteur. Sonia enfin, la plus déconcertante, est une désespérée
chronique qui cache son inappétence à l'existence sous des dehors
cyniques - elle cherche par exemple à séduire systématiquement les
amoureux de ses soeurs ...
Bien que, comme je viens de
l'écrire, Zaï paraisse la plus proche de Nina Berberova, les réflexions
de Dacha comme le journal de Sonia nous laissent à penser que les soeurs de Zaï constituent d'autres doubles de l'auteur. Le
phénomène dépasse ici la tradition qui veut que, dans un roman, le
romancier existe dans chaque personnage qu'il invente. Mais il est
assez difficile d'en rendre compte car l'atmosphère du "Cap
des Tempêtes" autant que le style, très intériorisé, de Barberova, sont
tout à fait exceptionnels. Si on n'a pas lu le livre, à mon avis, on ne
saurait s'en faire une idée vraiment exacte.
"Le Cape
des Tempêtes" fait partie des oeuvres que Nina Berberova entendait ne
publier qu'après sa mort. Le titre lui fut inspiré par le cap de
Bonne-Espérance qui, avant que Vasco de Gama ne parvînt à le doubler,
en 1497, avait été nommé "cap des Tempêtes" par Bartolomeu Dias, son
découvreur. Ce paradoxe apparent, cette ambiguïté pour
désigner un seul et même phénomène résume l'attitude des trois soeurs
Tiaguine dans leur conception de l'existence.