Les Racines du Ciel - Romain Gary.
Ca y est, je viens de terminer "Les Racines du Ciel", qui parut en 1956 sous le nom de Romain Gary. Et je tiens à déclarer tout de suite combien il m'a été agréable - et poignant - de découvrir ici un grand romancier auprès duquel j'étais jusque là passée peut-être en raison du battage médiatique qui a été fait autour de lui.
J'irai même jusqu'à dire qu'il
y a, chez Romain Gary, quelque chose du romancier universel. Pour
reprendre une expression trop galvaudée de nos jours et devenue
parfaitement utopiste, Romain Gary pouvait prétendre au titre de
"citoyen du monde."
Il était né à Wilnio, en Lituanie et se définissait lui-même comme "un cosaque un peu tartare mâtiné de juif." Définition
qui, en cette époque où les communautarismes fleurissent dans tous les
sens, telles de hideuses et démoniaques mauvaises herbes, me paraît
extrêmement révélatrice : Gary ne se définissait pas en effet en
fonction de son appartenance religieuse ou de celle de ses ancêtres
mais bel et bien en fonction de ses racines nationales. Il était bien
trop intelligent, bien trop sensible aussi pour tomber dans le piège du
nationalisme, dont il dénonce d'ailleurs dans ce roman les fondements
éternels. Cette grâce, ce don qu'il avait reçu du Grand Dieu Thot
lui-même, lui permet de porter sur toutes et tous un regard qui tend à
la fraternité universelle, apolitique et a-religieuse (ça existe, ce
terme ? ;))
"Les Racines du Ciel" est un roman où se mêlent allègrement les flash-backs et les points de vue autour d'une figure quasi messianique, Morel, le Français obstiné qui, revenu des camps nazis, a choisi de lutter pour que soit sauvegardée la vie des grands éléphants d'Afrique. Une multitude de personnes s'expriment sur Morel, présentent ses faits et gestes, lui prêtent ou lui reconnaissent des intentions réelles ou supposées et ce qui avait commencé comme une entreprise vaguement ridicule, avec un homme débraillé errant en Afrique Equatoriale Française avec une pétition contre les massacres d'éléphants qu'il cherchait désespérément à faire signer par l'un ou par l'autre, se termine en une apothéose grandiose qui fixe l'Espoir dans l'Eternité.
Très vite, le lecteur est conquis non seulement par Morel et son charisme mais aussi par l'atmosphère que sait créer l'écrivain - et c'est là le signe d'un romancier béni de Dieu, celui qui sait insuffler à ses créatures un souffle tel qu'elles quittent bientôt leur statut de marionnettes pour prendre corps et vie.
Très vite aussi, il comprend
que, au-delà des éléphants d'Afrique, c'est une certaine idée de la
dignité humaine, certes mais surtout universelle (car elle englobe
toutes les formes de vie, du moins est-ce l'impression que j'ai
ressentie) que Morel veut à tout prix sauver. "Nous avons tous nos éléphants à sauver," voilà ce que nous dit Gary,
"trouvez-les en vous-mêmes et vous verrez, votre vie en sera illuminée.
Vous deviendrez peut-être fou et l'on vous prendra certainement pour un
fou mais vous aurez gagné. Et, à travers votre victoire, c'est
l'univers tout entier qui triomphera dans ses forces positives."
Il y a, dans "Les Racines du Ciel", un souffle prodigieux et qui rappelle Hugo sans les lourdeurs du grand ancêtre et du XIXème siècle. Ajoutez
à cela un humour échevelé et une façon unique de renvoyer tout le monde
dos à dos. Si l'on excepte le personnage de Waïtari, le "César noir"
qui laisse présager, dès 1956, toutes les horreurs qui s'abattront sur
l'Afrique avec ce que Gary nomme "la colonisation intérieure" et qu'il
définit comme la pire des colonisations possibles, (encore y a-t-il un
instant très bref où le journaliste Abe Fields, considérant Waïtari qui
s'éloigne, nous fait prendre celui-ci en pitié), aucun héros n'apparaît
bêtement manichéen. Tous sont complexes, le comble de la
complexité se répartissant entre Habib, l'éternel contrebandier, et le
Néerlandais Haas, qui capture des éléphanteaux pour le compte des zoos
occidentaux mais qui n'en espère pas moins que Morel a trouvé refuge
quelque part ...
Quant au style ... Ma foi, c'est un
style que certains trouveront trop "travaillé" mais que, en ce qui me
concerne, j'apprécie énormément.
Enfin, "Les Racines du Ciel"
m'ont permis de lire la meilleure définition du général de Gaulle qui
ait jamais été faite - je crois : " De Gaulle, un homme qui lui aussi
croyait aux éléphants."
La fierté de Gary, on la sent presque palpable à ce moment-là - et à d'autres aussi. Fierté
d'être un creuset où, dès la naissance, est tombé le germe de
l'humanisme universel. Fierté de savoir de manière innée que, au delà
des nationalités et des religions qui les séparent trop souvent pour le
pire, les hommes en fait ne sont pas différents que ça dans leurs
rêves. Simplement, il arrive qu'ils les interprètent mal et qu'ils
mettent les mauvais mots là où ils n'ont pas leur place.
Attachement aussi à un idéal, à "une certaine idée", de la France sans doute, mais aussi de l'Humanité en général.
Et puis lucidité, parfois
terrible car, dans un passage, Gary définit la France elle-même comme
un éléphant. Lucidité qui pousse à s'interroger sur la position qui
aurait été celle du romancier en ces temps d'inquiétude et de
paroxysmes intégristes que nous traversons. J'ose espérer qu'elle
aurait été assez différente de celle qu'il affichait dans sa "Lettre
aux Juifs de France" en 1970.
En résumé, si vous voulez
recharger vos batteries en énergie, en espoir et en bonheur, lisez "Les
Racines du Ciel" : si vous croyez malgré tout que notre monde peut
changer, ce livre est un incontournable.