Crime & Châtiment - Fedor Dostoievski.
Si vous n’avez pas encore lu « Crime et Châtiment »
et que vous vous en inquiétez, conservez votre sang-froid et demeurez
optimiste : je ne l'ai moi-même achevé que quelques jours après mon
entrée officielle dans ma quarante-sixième année. (Oui, c'était cette
année, vous êtes contents ? )
Il
faut dire que, avec son image à la fois mystique et sensuelle, dans la
droite ligne de la tradition slave, Fédor Dostoievski a de quoi faire
peur. Qui pis est, le malheureux avait, tout comme notre Victor Hugo
national, une faiblesse accentuée pour les développements et
digressions philosopho-religieuses qui atteignent leur summum dans «
Les Frères Karamazov. » Ca et les patronymes russes si pittoresques
mais dotés de rallonges multiples ont fait fuir plus d’un lecteur
pourtant bien résolu à « aller jusqu’au bout » de Dostoievski. La voie
du succès littéraire est jalonnée d'injustices ineptes.
Je parle d'injustice car, si l’on observe « Crime et Châtiment » d’un point de vue purement technique, on ne peut que s’incliner devant l’impeccable rigueur de la construction.
Aucun détail n’y est superflu, un personnage qui nous apparaît « de
trop » dans la première partie s’avère en fait essentiel au bon
fonctionnement de la troisième, le discours à la fois philosophique et
social de Raskolnikov est tout, sauf fumeux, en un mot, si disparates qu’elles se présentent parfois, toutes les pièces du puzzle s’imbriquent au millimètre près.
Certes,
on peut tiquer devant le goût mélodramatique de l’époque dont
Dostoievski, qui publiait en feuilleton, était évidemment tributaire.
Mais la nécessité de pousser le lecteur à acheter « la suite au
prochain numéro » est aussi l’une des forces du roman : sans ce besoin,
le romancier n’aurait sans doute pas organisé ses scènes de façon à
laisser presque toujours le lecteur sur sa faim.
L’épilogue et
la « rédemption » du héros laissent aussi à désirer – enfin, c’est mon
avis. Mais l’idéologie religieuse de Dostoievski s’inspirant bien
entendu du principe chrétien : « Souffrez et il vous sera pardonné » me
rend sur ce plan fort peu objective, voire facilement exaspérée, je
tenais à le préciser.
L’intrigue est à
la fois très simple et très complexe. Raskolnikov, jeune étudiant d’une
intelligence certaine et même brillante mais de complexion
indéniablement caractérielle, se détache de ses études et, au lieu de
chercher à les payer en travaillant en parallèle en tant que précepteur
ou traducteur occasionnel, comme son ami Razoumikhine, s’enferme peu à
peu dans son monde et se pose la question suivante : le meurtre d’un
être mauvais, pervers, fourbe, parasite et inutile peut-il se justifier
par les bienfaits éventuels que la disparition de cette personne
apporterait à plus malheureux qu’elle ? Et, par extension, tout est-il
permis en ce bas monde si l'intention est bonne ?
Pendant
ce temps, Raskolnikov apprend que sa sœur, Dounia, se décide à épouser
un homme qu’elle n’aime pas, Piotr Petrovitch Loujine, afin d’échapper
à une situation de gouvernante chez autrui et de garantir du même coup
l’avenir de sa mère et aussi les études de son frère.
Dans
la fièvre de ses idées et dans la rage de son orgueil, il se rend chez
une vieille usurière chez qui il avait déjà déposé un « gage » afin de
reconnaître les lieux et l’assassine à coups de hache. Le hasard –
encore lui – le force à tuer également la sœur de sa victime,
Elisabeth, qu’il prétendait pourtant délivrer la première de la
tyrannie de la vieille femme.
De fil en aiguille et même
si Raskolnikov, par une chance inouïe (on serait tenté d’écrire la
chance du débutant), échappe aux recherches de la Police, la mécanique s’emballe.
Bien loin de se sentir délivré et heureux, bien loin de se sentir l’un
des ces hommes « extraordinaires » qui, selon lui, ont le droit de tuer
pour le bien de l’Humanité, Raskolnikov s’enfonce de plus en plus dans
la détresse morale et l’insatisfaction.
En arrière-plan apparaissent [b]une foule de personnages :l’ivrogne et père indigne, l'ancien fonctionnaire Marmeladov, qui a laissé sa fille, Sonia, se prostituer et se mettre « en carte » pour que mange toute sa famille ; Catherine Ivanovna, seconde épouse, puis veuve de Marmeladov
(lequel se suicide en se jetant sous les pas d’un cheval de fiacre),
qui finit par perdre la raison après l’enterrement mémorable de son
époux ; le prétendant de Dounia,
Pierre Petrovitch Loujine, l’un des « salauds » les plus terribles et
les plus tartuffards de toutes la littérature ; l’exubérant et intègre
Razoumikhine, ami et condisciple de Raskolnikov, qui finira pas épouser Dounia ; l'énigmatique Porphyre Petrovitch, juge d’instruction très
tôt persuadé de la culpabilité de Raskolnikov et à qui Harry Baur prêta
jadis sa silhouette monolithique dans le film de Pierre Chenal ; Lebeziatnikov,
le socialiste utopiste, exaspérant mais foncièrement honnête et qui
aime en secret Sonia Marmeladov ; et Sophie Semionovna, justement, la
fille de Marmeladov, la « fille perdue » qui tombera amoureuse du héros
si tourmenté de Dostoievski et le suivra au bagne. Sans oublier le personnage d’Arcady Svridigailov,
ex-escroc, ex-tricheur professionnel, propriétaire terrien qui avait
failli « perdre de réputation » la sœur de Raskolnikov et qui, toujours
amoureux d’elle, se suicide tout à la fin du roman lorsqu’il comprend
qu’elle ne l’aime pas et ne l’aimera jamais.
Oui, on se suicide beaucoup chez Dostoievski. Mais cela passe à peine pour une marque de faiblesse. C'est plutôt l'aboutissement d'une quête quasi mystique - en tous cas, je l'ai ressenti comme tel.
Quand
on sait que Dostoievski travaillait sans plan pré-établi, conservant
les grandes lignes de son intrigue uniquement dans sa tête et avançant
à coups de petits dialogues griffonnés sur ses carnets, on ne peut que
rester ébloui par le résultat ainsi obtenu. Par sa concision, par
l’ampleur des questions qu’il soulève cependant et par la puissance des
personnages, « Crime et Châtiment » est un grand livre. Et si vous ne
deviez lire qu’un seul roman de Dostoievski, ce serait lui qu’il
faudrait choisir. Sans hésitation.
Affiche du film français de Pierre Chenal avec Pierre Blanchard, Madeleine Ozeray et, bien entendu, Harry Baur.