Un Monde Vacillant - Cynthia Ozick.
Heir to the Glimmering World
Traduction : Jacqueline Huet/Jean-Pierre Carasso
Il
y a une quinzaine d'années, j'ai visionné le "Kafka" de Soderbergh,
avec un Jeremy Irons tout bonnement fascinant. Décrire l'ambiance qui
baigne ce film, directement inspiré du "Procès", est impossible. Disons
qu'il ressemble à un rêve éveillé particulièrement glauque et brumeux. (Il est d'ailleurs, si mes souvenirs sont bons, réalisés en noir et blanc, ce qui contribua beaucoup à le faire échouer au box-office américain.)
Eh
! bien, l'atmosphère qui règne dans "Un Monde Vacillant" m'a beaucoup
rappelé le film de Soderbergh. Non qu'il s'agisse d'un roman noir ou
pessimiste : il n'y a même rien de kafkaïen là-dedans. Mais, bien que
son action se déroule intégralement aux Etats-Unis, "Un Monde
Vacillant" distille de façon déroutante un souffle venu de l'antique
Europe de l'Est, celle qui s'abîma dans la guerre de 14.
Nous
sommes pourtant en 1935 lorsque l'héroïne - qui est aussi la narratrice
- du roman se voit contrainte d'entrer au service de Rudolf Mitwisser,
un Juif berlinois que la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne a
jeté dans l'exil avec sa famille. Rose Meadows, tel est son
nom, vient de perdre le seul parent qu'il lui restait : son père. Un
père bien insouciant (et même indigne, si vous voulez mon avis !) qui
la laisse seule et sans un sou, à la charge d'un cousin maternel
(Bertram) certes sympathique mais qui songe à se marier ... Comme Rose,
vaguement amoureuse de Bertram, n'apprécie guère celle qui prétend
l'épouser, c'est avec soulagement qu'elle accepte l'offre des Mitwisser.
Du premier entretien, Rose a conclu que le poste proposé était un emploi de gouvernante pour les jeunes enfants Mitwisser. Mais elle va se rendre compte très vite que ses attributions sont beaucoup plus éclectiques.
Traumatisée
par leur départ d'Allemagne, Mme Mitwisser - Elsa - est tombée dans une
espèce de folie à éclipses qui la fait repousser Waltraut, la plus
jeune de ses filles, presque un bébé pourtant, et passer toutes ses
journées à faire des patiences, allongée sur son lit. Les rênes
domestiques de la maison sont entre les mains de la fille aînée,
Anneliese, d'un an plus jeune que Rose. Entre les deux filles, quatre
garçons turbulents dont les prénoms changent tout le temps,
s'américanisant au gré de leurs humeurs et semant le doute dans
l'esprit de Rose.
Et puis, bien sûr, dans son bureau, le
professeur Mitwisser qui parle un anglais si protocolaire qu'on en
sourit bien souvent et qui travaille depuis une éternité sur un vaste
ouvrage relatif à l'hérésie des Karaïtes, juifs qui affirmaient que la
Torah devaient être lue (et observée) à la lettre.
Au coeur de cette étrange maisonnée qui donne très vite au lecteur l'impression étouffante d'un galop de chevaux déments dans un vase clos,
Rose commence par se poser nombre de questions. Surtout celle-ci : qui
assure les finances des Mitwisser puisque l'Etat américain ne les a
jamais pris en charge ?
Ce roman, on pourrait aussi le
comparer à un gros écheveau de laine, se dévidant interminablement mais
sans lasser le lecteur curieux. La relativité de l'importance
que nous accordons aux choses, les ravages provoqués par l'exil forcé
en terre étrangère, l'impossibilité d'oublier le passé et, partant,
l'obligation soit de l'intégrer à notre futur, soit de se laisser
manger par lui ... voilà quelques uns des thèmes traités ici par
Cynthia Ozick. Cela donne parfois l'impression d'un grenier en désordre
où il faut, pièce par pièce, rassembler le puzzle de toute une
existence mais, si l'on y parvient, on reste admiratif devant la
technique de la romancière. D'autant que le livre présente une chute
finale pour le moins inattendue.
J'ajouterai qu'Ozick
a beaucoup d'humour : son récit de l'hérésie karaïte et des recherches
du professeur Mitwesser réjouira tout le monde et tout particulièrement
l'athée et l'agnostique.
Un auteur à lire, donc. La prochaine
fois, je prendrai néanmoins l'un de ses premiers romans. Ce sera
peut-être plus simple de s'y plonger car, je l'avoue, au début du
texte, j'ai connu quelques difficultés. A bon entendeur !